mardi 22 septembre 2009

Communauté contemporaine

Created 28/05/2009

http://bibliobs.nouvelobs.com/20090528/12802/quand-julien-coupat-animait-tiqqun

Accusé d'avoir saboté des lignes de TGV, Julien Coupat [1]avait cofondé, en 1999, la revue «Tiqqun» [2], dont paraît un recueil de textes. Aude Lancelin a enquêté sur ce mystérieux collectif.

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[2]

La scène se passe au Lavoir moderne le dimanche 19 avril vers 19 heures. A l'initiative d'Eric Hazan [3], éditeur de La Fabrique, le philosophe italien Giorgio Agamben [4] est venu présenter un livre pas comme les autres, «Contributions à la guerre en cours»: le recueil de trois textes politiques et métaphysiques intenses, glacés et visionnaires, déjà parus en octobre 2001 dans la deuxième et dernière livraison de la revue «Tiqqun» [2]. Une revue au nom kabbalistique et en apparence défunte, une prose ardue mobilisant le dernier Foucault [5]autant que Carl Schmitt ou Pierre Clastres, un collectif d'auteurs revendiquant l'anonymat. Rien d'un événement mondain à première vue ni d'un meeting prônant la lutte armée qui justifierait la probable présence des RG dans la salle.

[1]

Rien de tout cela, non, hormis le fait que le ministère de l'Intérieur s'intéresse de près à tout ce qui touche à Julien Coupat [1], détenu depuis six mois dans l'enquête sur les sabotages de lignes TGV à l'automne 2008. Or nul n'en fait plus mystère, celui-ci était l'un des principaux animateurs de «Tiqqun», revue post-situ devenue un véritable mythe au tournant des années 2000. Quant à établir le rôle exact du jeune intellectuel de 34 ans dans l'écriture de «l'Insurrection qui vient», paru en 2007 et signé du Comité invisible, on s'abstiendra de seconder l'instruction sur ce point, tant celle-ci semble aujourd'hui acharnée à attribuer à Coupat l'entière paternité de cet essai grotesquement présenté en manuel du parfait terroriste champêtre.

«S'il y a quelqu'un du Renseignement intérieur dans la salle, j'espère qu'il aura bien compris cette fois...», lance Hazan ce soir-là, après avoir expliqué une fois encore que l'anonymat revendiqué par ces publications témoigne moins d'une volonté d'enfumer la police que d'un refus de la posture d'auteur. «Même les proches ne savent pas exactement qui y a mis la main.» Inspirateur et ami des Tiqqun, Giorgio Agamben [4] assène froidement à ses côtés quelques variations théoriques sur l'obsolescence de toute subjectivité. L'abstraction de son discours impatiente rapidement un public à l'évidence venu pour s'échauffer autour de «l'affaire Tarnac». [6] Des bobos du quai de Jemmapes, des jeunes «autonomes», quelques schizophrènes mal embouchés, dont l'un balancera une bouteille d'eau sur le philosophe vénitien. C'est pourtant à ce même Agamben que reviendra le mot le plus juste concernant la situation présente de Julien Coupat. Ainsi rappellera-t-il la réponse faite à ses accusateurs par un jeune communiste arrêté pendant la guerre d'Espagne: «Je n'ai jamais été un terroriste. Mais ce que vous croyez qu'un terroriste est, je le suis.»

[4]

Hommage du vice à la vertu, la criminalisation d'objets de pensée comme «l'Insurrection qui vient» est peut-être le signe qu'après vingt années de neutralisation par la dérision et le mépris l'intellectualité est en phase de redevenir une contenance suspecte aux yeux du pouvoir. A lire ces «Contributions à la guerre en cours» de Tiqqun, on ne peut qu'être frappé par la sorte de prémonition qu'on y découvre du traitement aujourd'hui réservé à certains de ses membres.

«Il suffit de si peu de choses pour être identifié par les citoyens anémiés de l'Empire comme un suspect, un individu à risque.»

Ou ceci, écrit il y a huit ans, qui résonne de façon si troublante:

«Dans la guerre présente, un rôle nous est réservé. Celui de «martyrs de l'ordre démokratique», qui frappe préventivement tout corps qui pourrait frapper.»

A constater le vide croissant du dossier Tarnac [6], difficile en tout cas de ne pas penser à «Minority Report», ce blockbuster de Spielberg [7] où l'on voyait une police orwellienne du futur intervenir sur les crimes avant même que leurs auteurs ne songent à les commettre.

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[8]

Difficile aussi de ne pas sourire en pensant aux fonctionnaires chargés d'écouter l'épicerie de Tarnac l'été 2007. Toujours soumis à un strict contrôle judiciaire, Benjamin Rosoux, qui en était le cogérant, nous l'assure en tout cas: «Les écrits de Tiqqun n'ont jamais été «le Petit Livre rouge» à la ferme du Goutailloux. Ils ont compté dans ma formation, mais certains y sont peu sensibles.» Opaque, secrète, hautaine, l'aventure Tiqqun demeure tout cela, des années après la séparation officielle du groupe. C'était un certain 11 septembre 2001, suite à une baston cataclysmique survenue entre eux alors qu'ils étaient tous réunis à Venise chez Agamben. Tenu par un pacte de silence, se défiant des médias encore plus que des flics, le noyau dur ne parle pas. Seuls les satellites et les proches s'expriment à l'issue d'une longue relation de confiance et sous couvert du plus strict anonymat. Celui-ci par exemple, qui a squatté plusieurs mois à leur QG, rue Saint-Ambroise dans le 11e, en compagnie de Coupat et ses amis :

«Hormis un ou deux mecs à la ramasse, c'était tous des esprits ultrabrillants. De vrais nerds des sciences humaines, qui avaient tout lu à 17 ans. Ils m'ont énormément appris.»

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[2]

On ne s'amusait pas tous les jours dans la bande Tiqqun. Deux réunions de travail quotidiennes, dimanche compris. Des discussions sans fin, de 11 heures à 3 heures du mat. Il y avait là Stephan H., fils de famille pratiquante allemande, qui bossait sur Heidegger. Julien Coupat, bien sûr, qui avait arrêté ses études en 1997 après un DEA aux Hautes Etudes sur la pensée de Debord. Une étude critique remarquée par Luc Boltanski et Eve Chiapello, qui la citaient dans «le Nouvel Esprit du capitalisme» en 1999. Il y avait aussi Julien B., frêle jeune homme au style «free party», poète et mathématicien très pointu, le seul à ne pas être un fils de famille. Il y avait surtout l'Italienne Fulvia Carnevale, compagne de Coupat à l'époque, brillante littéraire et spécialiste de Foucault. «Très politisée, proche de Toni Negri à un moment, elle était la seule à s'être un jour battue à coups de barre à mine.» Aujourd'hui devenue une artiste contemporaine très cotée, c'est elle qui présenta le groupe à Agamben.

«Chaque virgule était votée, se souvient un témoin. Le travail était réellement collectif, du coup c'était l'enfer» Outre les deux numéros de la revue, Tiqqun fait paraître une sorte de cadavre exquis, «Premiers Matériaux pour une théorie de la jeune fille», critique de l'aliénation spectaculaire à la manière de l'école de Francfort, humour et cynisme en plus. Un texte qui suscita une vraie effervescence à l'époque, de la cafétéria de Normale sup jusqu'aux branchés de «Technikart». Il y aura aussi «Théorie du Bloom», édité en 2000 par Eric Hazan [3]. Les Bloom, terme emprunté à Joyce, ce sont «les atomes frileux de la société impériale». Ceux qu'on a dressés à voir «la violence» en mal radical, et par là même à rejeter tout ce qui en eux pouvait encore être porteur d'intensité.

«C'est une revue qui à un moment donné, dans un désert complet, a fait une proposition radicale, altière, étrange, et en ce sens tout à fait estimable», explique François Meyronnis [1], coanimateur de la revue «Ligne de risque».

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Lui-même se souvient d'avoir été convié une fois avec le romancier Yannick Haenel [2] à une réunion des Tiqqun dans un bar en face de Saint-Nicolas- du-Chardonnet. Le contact passe mal entre Coupat [3] et Meyronnis. Trouvant puéril d'aller voir le film «Fight Club» en bande, ainsi que les Tiqqun l'envisageaient ce soir-là, ce dernier se voit sèchement accusé d'«appartenir à un régime ancien de vérité». L'écrivain et éditeur Michel Surya se revoit aussi étrangement «convoqué» un soir par neuf jeunes procureurs austères, chacun ayant en main un exemplaire de son essai «De la domination», et le soumettant à un feu roulant de questions.

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Ce dernier reconnaît aussi qu'avec Tiqqun [4]quelque chose se passait enfin après le grand saccage des années 1980. «Un vrai travail émanant de gens très jeunes, commente Surya, avec une réelle volonté de reprendre les choses là où le situationnisme les avait laissées.» Quant aux «passages à l'acte», ceux-ci étaient très limités, sinon franchement burlesques. Déposer des kilos de merde devant le magazine «20 Ans». Déployer des banderoles à messages abscons du genre «La fin d'un monde s'annonce par des signes contradictoires». Envoyer des lettres d'injures à des penseurs comme Jean-Luc Nancy. Ou bien encore ce bombage géant qu'Alain Badiou [5]découvrira en sortant de son domicile sur le mur d'en face, à la grande stupéfaction de sa concierge: «Badiou, platonisme pour branchés».

Sur le plan théorique, la revue «Tiqqun» revendique à la manière surréaliste toutes les actions perturbatrices commises à travers le monde, tous les crimes et «actes étranges», qu'ils interprètent en symptômes d'un même ravage planétaire. Le fantasme messianique d'une apocalypse imminente traverse la revue, dont le nom même, «Tiqqun», signifie en hébreu restitution, réparation. La doctrine des «actes étranges» renvoie à la tradition de Sabbataï Tsevi, personnage reconnu comme le Messie par une grande part du monde juif au XVIIe siècle. La piste «sabbatéenne» n'est toutefois pas à exagérer dans cette affaire, et cela même si Julien Coupat, déjà trilingue, apprendra l'hébreu en Israël. Certains y voient avant tout un effet décoratif que leur aurait soufflé Agamben. Pas de quoi en tout cas faire de Coupat ce «pervers prince des ténèbres» que certains voulaient voir en Debord [6] à la fin des années 1970.

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Thierry Zoccolan
Arrestation de Julien Coupat, le 11 novembre 2008 à Tarnac

Dans les faits, les actions de Tiqqun ne sont vraiment pas de celles qui font venir la police. «Le seul affrontement physique que je leur ai connu, c'était avec des mecs de la CNT à la fin d'une manif du 1er-Mai, se souvient un proche. De toute façon on ne sortait quasiment jamais. Interdiction d'écouter de la musique, aussi. Julien n'aimait pas ça.» Les filles n'étaient pas nombreuses non plus. A peine deux. Outre Fulvia, l'écrivain Chloé Delaume [7] fera en effet partie de Tiqqun lors de sa fusion de quelques mois avec le groupe de Mehdi Belhaj Kacem [8]. Entre ce dernier et Tiqqun, la rupture sera précipitée par la médiatisation de l'écrivain, vécue comme une trahison. Ce dernier optera pour Badiou, le retrait en Corrèze et un long travail théorique l'amenant aujourd'hui à publier «l'Esprit du nihilisme». Fidèle à Agamben, Julien Coupat prendra lui aussi la tangente corrézienne, tout en faisant le choix d'une articulation entre pensée et pratiques militantes.

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©Baltel/Sipa
Mehdi Belhaj Kacem

Après bien des blessures mutuellement infligées, Mehdi Belhaj Kacem [8] se fait aujourd'hui l'avocat de ce frère ennemi (lire son interview exclusive [9]). Toute l'intelligentsia semble prise de cours aujourd'hui par «le cas Coupat». Une pétition de soutien réunissant les grands noms de la pensée radicale a très tôt été publiée en 2008. Mais d'autres reprochent aujourd'hui aux défenseurs des inculpés de Tarnac de mettre en avant l'absolue innocuité politique de ceux-ci. Aux yeux d'un situationniste de renom comme Anselm Jappe, c'est la criminalisation à outrance de toutes les formes de contestation qui ne sont pas strictement «légales» qu'il s'agissait de dénoncer à travers «l'affaire Tarnac», au lieu de se replier ainsi derrière une défense platement sociale-démocrate (1).

Comme à son habitude, donc, l'ultragauche se bouffe le nez, et pendant ce temps rien ne vient du côté des divas parisiennes du Flore qui avaient pris fait et cause pour un Cesare Battisti aux états de service pourtant autrement litigieux. On se souvient cependant que le Sartre des années 1960 avait sur la question des violences sociales une position publique extrêmement radicale, qui pas plus que Guy Debord [6] ne le conduisit jamais à la prison de la Santé, contrairement à Julien Coupat. Il est vrai que le général de Gaulle, qui gouvernait alors, respectait les livres.

2 commentaires:

  1. merci.
    il est de bonne augure de chercher du côté de chez Claire Fontaine, artiste composée de plusieurs entités.
    http://www.clairefontaine.ws/index.html
    ça creuse.
    Bon appétit biensur.

    Et aussi...intéressant la position du collectif sur l'anonymat ne pensez vous pas?
    une réflexion à tenir en tout cas, vu les récents débats/déboires...

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  2. Certes mais Clairefontaine est aujourd'hui composé de deux personnes bien identifiables : Fulia Carnevale et James Tornhill. Ce sont des artistes établis.
    Quant au comité invisible lui reste bien mystérieux. J'ai entendu Hazan à la radio qui racontait son interrogatoire absurde avec la police pour qu'il crache le morceau sur les membres qui le compose. Il n'a pas su et/ou voulu répondre. Là ça devient vraiment intéressant...

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