Jean Lacoste, la Quinzaine littéraire, mai 2003, numéro 854.
La situation semble empruntée à Kafka : en 1923, l’historien d’art Aby Warburg, soigné depuis cinq ans pour de graves troubles mentaux à la clinique de Bellevue à Kreuzligen, sur la rive suisse du lac de Constance, doit présenter une conférence scientifique au personnel et aux patients pour montrer qu’il a recouvré la santé mentale : cette conférence, véritable rite de passage, est la condition de sa sortie. Les éditions Macula publient, dans un même volume, avec une intelligente iconographie, le texte de la conférence de Warburg, accompagné d’une introduction de Joseph Leo Koerner et d’essais de Fritz Saxl et de Benedetta Cestelli Guidi.
Aby Warburg souffrait, selon les termes d’une lettre à Freud du directeur de la clinique, Ludwig Binswanger, d’une « grave psychose », accompagnée d’angoisse, d’obsessions et de « manœuvres défensives » ; il choisit pour sa conférence un thème à la fois exotique et manifestement en rapport avec sa propre situation psychique : la manière dont des Indiens Pueblos d’Amérique du Nord, les Hopis, maîtrisent collectivement, par l’impressionnant « rituel du serpent », une peur immémoriale, et croient dominer les forces de la nature par le jeu de la pensée symbolique. Dans la situation elle-même angoissante dans laquelle il se trouve, Aby Warburg cherche le matériel de sa conférence non dans son domaine habituel, l’histoire de l’art, la Renaissance en Occident, mais dans les souvenirs d’un voyage qu’il a fait 27 ans auparavant aux Etats-Unis. Warburg, qui est issu d’une grande famille de banquiers juifs de Hambourg et entretient des relations difficiles avec le judaïsme et son refus traditionnel des images, éprouve en même temps une profonde aversion pour l’histoire de l’art esthétisante et formaliste de l’époque : pour fuir ces conflits, il entreprend en 1895-1896 un long périple aux Etats-Unis, de New York à la côte Ouest, au cours duquel il passe quelque temps à l’ouest de Santa Fe et du Rio Grande, chez les Pueblos du Nouveau-Mexique et ceux de l’Arizona, les Hopis. Il rapporte de ce voyage des poteries à la subtile ornementation symbolique, dont il fera don au musée ethnographique de Hambourg, des photographies fascinantes, où on le voit, « banquier cow-boy », à côté de danseurs ornés de plumes, et surtout une conviction : l’art et l’anthropologie s’éclairent réciproquement. En fait, Aby Warburg, dans son voyage du printemps 1896, n’a pas véritablement assisté au rituel au cours duquel les Hopis dansent en tenant un serpent à sonnette vivant dans leur bouche. Il a assisté à d’autres cérémonies au cours desquelles il est fait usage de masques, comme médiateurs démoniques, dont les fameuses poupées katcina, qui figuraient en bonne place dans la collection d’André Breton, sont l’énigmatique reproduction. C’est au cœur de l’été, en août, quand la culture du maïs est menacée par la sécheresse et dépend des pluies d’orage que les Hopis, lors de « festivités paysannes », pratiquent la danse des serpents. Le serpent, en effet, est comme l’éclair, zigzaguant, il est l’éclair, et manipuler l’animal dangereux est une manière de maîtriser les forces naturelles dont dépend l’existence même de ces Indiens agriculteurs et sédentaires. En obligeant le serpent à participer à la cérémonie, sans le sacrifier, en surmontant la peur qu’il inspire, on influe sur le cours de la nature, dans un étrange, instable et pourtant efficace mélange de magie rituelle et de finalité pratique. Entre la main, et la pensée, entre le geste et l’intellect, il y a place pour le symbole qui permet de surmonter la terreur que suscitent les phénomènes naturels incompréhensibles et les périls de l’immédiat environnement. Les Hopis - c’est-à-dire, dans leur langue, « les Pacifiques » - se placent ainsi à mi-chemin entre les sacrifices sanglants pratiqués par d’autres ethnies nomades, pour la même fin, et la « sérénité » que procurent les religions du salut.
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jeudi 8 avril 2010
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