mercredi 16 septembre 2009

Petite histoire des communautés et résidences d'artistes au XXe siècle, par Claire Moulène


Douche, Monte Verità, Juin 2009, photo TB


Ce texte a été publié dans le catalogue de l'exposition "Grand chaos et tiroirs" organisée par Mathilde Villeneuve et Claire Moulène à l'issue d'une résidence de 4 mois aux Arques dans le Lot en 2008, résidence à laquelle ont participé Abäke, Boris Achour, Alexandre Dimos, Aurélien Froment, Benoît-Marie Moriceau, Jean-Luc Moulène et Raphaël Zarka.
Il me semble être un bon résumé de cette histoire des communautés d'artistes utopiques (en particulier le passage sur Monte Verità et la théorie du réenchantement qui mériterait un post en soi). Extraits:

" En effet il suffit de se pencher un tant soit peu sur l'histoire des résidences pour rapidement constater que les initiatives les plus passionnantes ont vu le jour du côté des artistes et des groupes. Bref de ce qu'on appelait pas encore les collectifs d'artistes. Alors qu'aujourd'hui, marché de l'art oblige, les artistes contemporains se pensent avant tout comme des entrepreneurs qui mènent leur barque en solitaire (même s'il faut reconnaitre que l'on assiste chez les plus jeunes à un étrange phénomène de "mise en tandem" ou "mise en réseau"), il fut u temps où la volonté de faire mouvement, indissociable du groupe, prévalait. on trouvait alors des mouvements autoproclamés avec rédaction de manifeste à l'appui. Des communautés d'artistes sans lieu, relayées de temps à autre par des communautés d'artiste en quête d'un espace adapté à leur recherches et susceptibles de renforcer encore l'identité collective. A l'intérieur de cette catégorie, on peut distinguer deux groupes: ceux que nous classerons du côté des "projets utopiques" dont la mise en commun, la communauté au sens strict, constitue le sujet même; et ceux que nous appellerons les "communautés pratiques" dont l'objectif est de faciliter le partage des données et la force de lisibilité du mouvement.
L'histoire du Monte Verità d'une part et celle de The Land d'autre part, sont à ce titre emblématique de premier groupe. En pleine révolution industrielle apparaît le naturisme: en Europe et aux Etats-Unis, on tente alors de fuir la pollution des villes, de créer des communautés et des cités-jardins pour vivre en harmonie avec la nature. Dans cette mouvance, un théosophe suisse, Alfredo Pioda, tente d'établir en 1889 un couvent laïque. Le groupe éphémère prend le nom de Fraternitas et s'installe sur le mont Vérité (Monte Verità) près du lac Majeur en Suisse. A peine avorté, le projet Fraternitas prend un nouvel élan sous l'impulsion de Henri Oedenkoven et Ida Hofmann qui dès 1900le rebaptisent Monte Verità pour donner naissance à une communauté du même type. La colline se peuple alors d'artistes et de penseurs venus de partout: l'écrivain Herman Hesse, l'inventeur de la gymnastique rythmique Emile-Jacques Dalcroze, Isadora Duncan, pionnière de la danse moderne et féministe avant l'heure, Otto Gross, Kandinsky, Hugo Ball, Picabia, Rudolf Steiner, le futur philosophe Martin Buber, le chorégraphe et théoricien de la danse Rudolf von Laban... Les membres fluctuants de cette joyeuse troupe, qui préfigure déjà les expérimentations hippies des années 70, exposent leur corps nus au soleil, construisent des maisons de bois, s'adonnent à des discussions sans fin, improvisent des concerts et des performances. Tous se réfèrent de près ou de loin à l'utopie de l'art total, d'inspiration germanique post-wagnérienne dont on ne trouve pas vraiment d'équivalent en France. Très vite Monte Verità devient un lieu de pélerinage pour de nombreux intellectuels à la recherche d'un affranchissement spirituel et corporel. La communauté éclatera finalement avant la Première Guerre mondiale, non sans avoir durablement marqué l'histoire de la danse en particulier et l'histoire de l'art en général.
A l'autre extrémité du XXe siècle, le projet initié par deux artistes thaïlandais et relayé par Rikrit Tiravanija en 1998, constitue une illustration remarquable de ces tentatives communautaires. Situé sur un terrain du village de Santapong près de Chiang Mai en Thaïlande, dans une région où l'oncultive traditionnellement le riz, The Land est l'exemple type du projet "utopique". Une recherche artistique menée en dehors des frontières étroites des institutions et du monde de l'art, qui plus est dans la réalité concrète d'un pays émergent. Véritable laboratoire expérimental axé sur des techniques agricoles précises qui respectent l'environnement, The Land rassemble des artistes venus du monde entier, parmi lesquels Atelier Ven Lieshout, Tobias Rehberger, Fischli & Weiss, le collectif danois Superflex, Philippe Parreno et l'architecte François Roche. Superflex y réalise un système de production de biogaz Supergas, Parreno et Roche créent une machine poétique et pragmatique visant à produire de l'électricité naturelle grâce à la force motrice des buffles. D'autres, comme Kamin Lerdchaiprasert et Prachya Phintong, construisent un abri de jardin pour accueillir le jardinier qui doit veiller au bon fonctionnement du lieu et mettent en place un programme de pêche, tandis que Tiravanija y installe un espace de vis fonctionnel: le rez-de-chaussé équipé d'une cheminée est conçu comme un lieu de vie et de réunion, le deuxième étage est réservé à la méditation et le troisième consacré au repos. S'il s'gait en soi d'un projet artistique, The Land se défend depuis le début de constituer un espace à visiter ou une ultime exposition exotique. Il s'agit au contraire de s'imposer à la fois comme un laboratoire où l'on imagine de nouveaux modes de production et de relation et comme un lieu de vie à part à entière largement intégré dans le paysage t le contexte socio-économique alentour.
Pendant fantasmé à ces expériences communautaires tangibles, le film Streamside Day de l'artiste français Pierre Huyghe enregistre la naissance d'une communauté installée dans un nouveau lotissement aux confins de la rivière Hudson. A l'écran: un rêve pavillonnaire, une communauté masquée et travestie, une réactivation des rites de passage et de célébration. Parfaitement factices, la mise en scène et les usages instaurés par l'artiste semblent avoir pour objectif de scénariser un réel désenchanté en injectant du mythe là où il n'y en a plus, comme une dernière tentative de produire du lien. En inventant des modalités d'être ensemble activées ou réactivées par les notions de jeu, de fête et de partage, Pierre Huyghe renoue avec l'American Dream (une suface de projection possible pour le rêve collectif) et permet la consolidation d'une communauté (bien réelle celle-ci) autour de signes d'appartenances communs."

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